Depuis sa mise en ligne fin novembre, le logiciel ChatGPT, agent conversationnel (chatbot) qui utilise les capacités impressionnantes du plus gros réseau mondial de neurones artificiels actuel (GPT-3), a provoqué un tsunami de questions sur les sujets les plus variés de demandes de rédaction de devoirs, d’articles, de courriers, etc. Destinées à l’éprouver, à en tester les limites, ces utilisations très diverses ont aussi fait naître, ou conforté, de fortes craintes.
Au-delà même de ses dangers immédiatement visibles (fabrication possible de fake news, triche aux examens, facilitation d’entreprises illégales ou nocives), et contre lesquels il y aurait lieu de se prémunir par des régulations appropriées, cet outil d’intelligence artificielle (IA), n’est-il pas de nature à remplacer un humain devenu obsolète ? Le moment de la fin de la « singularité », l’IA venant dépasser l’intelligence de l’homme, n’est-il pas arrivé ? La machine ne va-t-elle pas pousser l’homme dans les oubliettes de l’histoire ?
La question de savoir s’il faut craindre que la machine se hisse au niveau de l’humain, voire le dépasse, en soulève en fait deux autres, que nous proposons d’examiner rapidement. La première porte sur l’étendue de ce que l’IA peut en quelque sorte arracher à l’homme. Il s’agit de savoir ce qui est vraiment à portée des « machines intelligentes ». N’existe-t-il pas des capacités spécifiquement humaines, qui rendraient l’homme irremplaçable, le mettant à l’abri des empiétements dévastateurs de l’IA ?
La deuxième porte sur l’intensité, et la nature même, de la peur que l’homme doit éprouver quand sont en question ses pouvoirs dans les domaines de la connaissance et de l’action. Qu’est-ce que l’homme doit craindre le plus : le développement de l’IA, ou la force et la permanence de ses tentations et perversions ? L’homme ne serait-il pas, bien plus que la machine, le principal ennemi de l’Homme ?
La première question nous invite à nous prononcer sur l’existence de capacités humaines qui ne seraient pas « algorithmables », c’est-à-dire découpables en une suite logique d’opérations permettant d’atteindre à coup sûr un résultat désiré. Il devrait être clair que la réponse à cette question relève sans doute plus de l’anthropologie, et de la philosophie, que de la robotique et de l’IA. Car on peut s’attendre à ce que l’IA prenne en charge tout ce que peuvent faire les êtres humains sur le plan cognitif, sauf ce qui relèverait de ce que seuls les humains sont capables de faire : douter, faillir, et souffrir.